Considérés comme des traîtres par leurs compatriotes, les harkis ont été victimes, après l'indépendance, de massacres effroyables. Même si les accords d'Évian devaient garantir leur sécurité. Guy Pervillé dresse ici l'exact bilan des responsabilités dans cette tragédie.
Le 21 février 1962, le Conseil des ministres se réunit à l'Élysée pour entendre les rapports de Louis Joxe, Robert Buron et Jean de Broglie sur l'accord préliminaire avec le FLN* auquel venait d'aboutir la conférence secrète des Rousses. Dans la discussion qui suivit, la secrétaire d'État aux Affaires sociales musulmanes, Nafissa Sid Cara, très émue, demanda quel serait le sort des Français musulmans qui avaient pris parti pour la France. Le général de Gaulle lui répondit : « Croyez-vous vraiment, Mademoiselle, que, sauf les exceptions dont nous avons le devoir de nous occuper aujourd'hui, dont nous devons nous préoccuper demain, la grande majorité des musulmans ne sont pas favorables à l'indépendance ? »
Le nombre des Algériens musulmans dans les unités militaires françaises ou dans les formations supplétives aujourd'hui confondus sous le nom de « harkis* » était encore largement supérieur à celui des combattants de l'ALN*.
La France les avait recrutés massivement, jusqu'en 1960, pour tenir l'Algérie et pour démontrer la faible représentativité du FLN. La fin imminente de la guerre imposait une réorganisation de l'armée française.
Dès le 23 février 1962, un communiqué du ministre des Armées, Pierre Messmer, annonça aux « Français musulmans en service » les décisions qui leur permettraient « d'exercer leur choix en toute connaissance de cause quand le moment en [serait] venu ». Les militaires engagés sous contrat, 27 000, pourraient continuer à servir dans les mêmes conditions ou demander leur libération avec des avantages matériels. Les appelés, environ 20 000, seraient maintenus dans leurs unités ou versés dans la future force locale de maintien de l'ordre placée sous la responsabilité de l'Exécutif provisoire.
Il était proposé aux 70 000 supplétifs musulmans — dont les 43 000 « harkis » formaient la catégorie la plus nombreuse —, selon leur statut, la démobilisation avec un pécule, l'engagement dans la force locale ou dans l'armée et, pour certains, un poste dans les nouveaux Centres d'aide administrative, remplaçant les Sections administratives spécialisées. Enfin, tous les personnels libérés pourraient demander à bénéficier d'un reclassement en métropole, qui devrait être au préalable étudié et préparé méthodiquement. Ces décisions furent précisées le 8 mars et mises en application par un décret le 20 mars, deux jours après la signature des accords d'Évian.
Cependant, certains ont affirmé qu'il existait des « clauses secrètes des accords d'Évian », livrant les musulmans pro-français au FLN. Cette allégation est formellement démentie, sans aucune équivoque, par trois passages de ces accords. Dans l'article 2 du cessez-le-feu, « les deux parties s'engagent à interdire tout recours aux actes de violence collective et individuelle ». Dans la déclaration générale, il est précisé que l'État algérien garantira les droits et libertés de tous ses citoyens ; en particulier, « nul ne pourra faire l'objet de mesures de police ou de justice, de sanctions disciplinaires ou d'une discrimination quelconque en raison d'opinions émises à l'occasion des événements survenus en Algérie avant le jour du scrutin d'autodétermination ou d'actes commis à l'occasion des mêmes événements avant le jour de la proclamation du cessez-le-feu. Aucun Algérien ne pourra être contraint de quitter le territoire algérien ni empêché d'en sortir ». Le « principe de non-représailles » avait été admis le 9 novembre 1961 à Bâle par le GPRA*, ce qui, selon son président Ben Khedda, avait débloqué la négociation [1].
Il est donc manifestement faux que les accords d'Évian aient abandonné les musulmans pro-français à la justice du FLN même si leur existence comme catégorie particulière n'est jamais mentionnée. Il est également faux de prétendre que ces accords n'engageaient que la France, alors qu'ils avaient été élaborés en commun et paraphés, feuillet par feuillet, par les deux parties. Enfin, leur validité n'était pas limitée à la date de l'indépendance, puisque la déclaration générale stipulait que, s'ils étaient ratifiés par le peuple algérien lors du référendum, leur contenu s'imposerait au futur État.
Il n'en est pas moins vrai que, en démobilisant et en désarmant les forces armées « indigènes » qu'elle avait organisées, la France supprimait le principal obstacle qui aurait pu empêcher la mainmise totale du FLN-ALN sur le nouvel État. L'application des garanties d'Évian dépendait donc de la bonne volonté du FLN et de la fermeté du gouvernement français.
Or le FLN interpréta ses engagements avec duplicité, car il entendait reprendre toute sa liberté d'action dès le jour de l'indépendance. Avant même le cessez-le-feu du 19 mars 1962, sa propagande adressée aux militaires et aux supplétifs musulmans combinait des promesses de pardon conditionnel pour ceux qui déserteraient ou aideraient secrètement l'ALN, et des menaces de mort pour les « traîtres » obstinés. Après le cessez-le-feu, les soldats et supplétifs licenciés furent invités à racheter leurs arriérés d'impôt révolutionnaire au FLN en versant leurs primes ou pécules. Sous ces conditions, ils s'entendirent promettre un généreux pardon.
Mais les directives des wilayas* et de l'état-major de l'ALN tombées entre les mains de l'armée française montraient que ce n'était qu'un expédient provisoire, destiné à endormir la méfiance des harkis et à les dissuader de quitter le pays jusqu'au jour où l'Algérie indépendante pourrait solder ses comptes. Position confirmée par le président de l'Exécutif provisoire, Abderrahmane Farès, qui refusa d'intervenir en leur faveur : « Ils sont algériens, ils appartiennent à la patrie musulmane. Celle-ci les accueillera ou les jugera. [...] Cela fut bien spécifié dans les négociations d'Évian. Le général de Gaulle était d'accord sur ce point [2]. »
Il y eut très tôt des enlèvements et des meurtres de harkis, notamment en Oranie dans la wilaya V dont le chef avait voté contre la ratification de l'accord des Rousses, comme l'état-major général de l'ALN, ainsi le 19 mars à Saint-Denis du Sig et, en avril, à Saïda contre les gradés du « commando Georges ». Ces violations du cessez-le-feu furent d'abord assez peu nombreuses 487 enlèvements de Français musulmans signalés du 19 mars au 1er juin. Elles se firent plus fréquentes à partir de la mi-mai, lorsque la date du référendum d'autodétermination eut été fixée au 1er juillet.
A partir du 3 juillet, la reconnaissance de l'indépendance de l'Algérie par la France ouvrit la voie aux règlements de comptes. La responsabilité du maintien de l'ordre était censée revenir à l'Exécutif provisoire. Mais celui-ci, désarmé par la désertion totale de la force locale au profit des wilayas, était impuissant. Durant trois mois, l'Algérie s'enfonça dans l'anarchie. Les arrestations suivies de tortures et de meurtres, qui frappèrent alors de nombreux Algériens compromis avec la France, ont souvent été expliquées par des vengeances spontanées de la population ou par le zèle des « marsiens », volontaires de la vingt-cinquième heure ayant besoin de prouver leur vertu patriotique.
Ces explications sont insuffisantes : l'existence pendant plusieurs mois de camps de prisonniers oblige à mettre en cause la responsabilité des commandements des wilayas, de l'état-major de l'ALN et du gouvernement de la jeune République algérienne formé le 26 septembre 1962 par Ahmed Ben Bella. Tous les concurrents dans la course au pouvoir avaient besoin de prouver leur patriotisme en se montrant impitoyables envers les harkis ou en s'abstenant de les protéger.
Dans la wilaya III Kabylie, fief de Belkacem Krim, la chasse aux « traîtres » semble avoir commencé plus tard qu'ailleurs, dans un contexte de lutte exacerbée pour le pouvoir. Suivant le rapport adressé en mai 1963 au vice-président du Conseil d'État par M. Robert, ancien sous-préfet d'Akbou, dans cet arrondissement, à partir du 27 juillet, « 750 personnes environ furent arrêtées et groupées dans trois «centres d'interrogatoire», [...] où l'on entendait loin à la ronde les hurlements des torturés ». Près de la moitié furent exécutées, les autres libérées avant le 15 septembre. Les détenus comprenaient deux tiers d'anciens supplétifs et un tiers de civils.
Des hommes enterrés vivants
Le rapport Robert cite « un conseiller général [...] arrêté le 1er août après avoir assumé les fonctions de maire jusqu'à cette date à la demande de l'ALN » et « enterré vivant le 7 août, la tête dépassant et recouverte de miel », qui agonisa durant cinq heures, « e visage mangé par les abeilles et les mouches ». Le même rapport note que, « durant cette période, la population n'a participé aux supplices que de quelques dizaines de harkis, promenés habillés en femmes, nez, oreilles et lèvres coupés, émasculés, enterrés vivants dans la chaux ou même dans le ciment ou brûlés vifs à l'essence ». Cependant, « les supplices dans cette région n'atteignirent pas la cruauté de ceux d'un arrondissement voisin [...] » ; on n'y signala pas « des massacres de femmes et d'enfants de harkis, fréquents dans des arrondissements voisins ».
Après un mois d'accalmie, la répression reprit le 15 octobre et jusqu'en décembre, « à froid et sur la seule initiative de l'ALN-ANP ». Il n'était plus question de centres d'interrogatoire : « L'ALN exécutait sommairement, seules les personnalités avaient encore l'honneur de supplices et de tortures. » Au total, le rapport Robert estime le nombre de victimes à plus de 750, voire 1 000, et juge que ce bilan serait inférieur à la moyenne des 71 autres arrondissements d'Algérie. Des témoignages aussi effroyables ont été rapportés de toutes les régions du pays. Comme le montre Mohand Hamoumou, ces raffinements de cruauté expriment une conception archaïque de la justice, que les Lumières ont fait oublier en Occident : « Le supplice est destiné à rendre infâme celui qui en est la victime et à attester le triomphe de celui qui l'impose [3]. »
Les responsables de la politique française avaient-ils prévu ce déferlement de férocité, et s'étaient-ils donné les moyens de l'empêcher ?
Selon le général Buis alors colonel, et chef du cabinet militaire du haut-commissaire Christian Fouchet [4], il était prévisible que « parmi tous ces harkis que nous levions à tour de bras, il en était que nous condamnions par avance ». Mais leur grande majorité manquait de motivation et de zèle. « C'est pourquoi on pouvait penser qu'en dehors de quelques-uns, véritablement engagés à nos côtés contre le FLN, les harkis, dans leur ensemble, ne courraient pas grand danger au moment de l'indépendance, puisqu'ils avaient toujours eu, plus ou moins, un pied dans la rébellion. » Le général de Gaulle paraît avoir partagé ce point de vue, qui se retrouve dans de nombreux documents d'archives militaires [5]. Le 3 avril 1962, lors d'une séance du Comité des Affaires algériennes, il qualifie les supplétifs de « magma qui n'a servi à rien, et dont il faut se débarrasser sans délai ».
A l'opposé, le général Ailleret alors commandant supérieur en Algérie affirme, dans ses Mémoires posthumes, que les harkis étaient « des forces supplétives extrêmement utiles dans des opérations où la découverte de l'adversaire constitue le problème principal », et qu'il était « certain » qu'ils auraient à « subir le contrecoup d'une haine féroce » en cas d'accession de l'Algérie à l'indépendance. Pour échapper au massacre, ils n'avaient que deux solutions : « Se replier sur la France avec leurs familles » ou bien, s'ils ne s'étaient pas trop compromis, « passer en temps utile au Front ». L'ancien ministre des Armées Pierre Messmer a de même reconnu que, pour « les soustraire aux vengeances qui les menaçaient, le seul moyen vraiment efficace était de les transporter en France avec leurs familles ». Mais « le gouvernement voulait croire que le FLN appliquerait loyalement les accords d'Évian, quelle illusion ! », conclut-il [6].
Contre le rapatriement
Dès le 22 février 1962, à la suite de l'accord préliminaire conclu aux Rousses, de nombreuses décisions furent prises du côté français pour réaliser simultanément le désarmement et le licenciement des forces supplétives, et le regroupement des harkis menacés avec leurs familles. Toutefois, les instructions officielles insistaient sur les difficultés d'une installation en France, « qui ne [devait] être envisagée que si le maintien en Algérie se [révélait] impossible ». A la suite des déclarations apaisantes des autorités françaises et du FLN, très peu demandèrent immédiatement leur regroupement : 1 334 chefs de famille représentant 7 006 personnes au 1er mai 1962, dont un tiers se ravisèrent avant le 10 mai, selon Pierre Messmer. Le 30 mai, le secrétaire d'État aux Rapatriés Robert Boulin prévoyait donc le transfert prochain d'environ 5 000 personnes ce que de Gaulle trouva « un peu juste ».
Cependant, d'anciens officiers des SAS Sections administratives spécialisées, chargées d'encadrer la population musulmane, alarmés par les premiers assassinats et prévoyant leur multiplication après l'indépendance, avaient pris l'initiative d'évacuer des familles en danger, en dehors de la voie hiérarchique. Le 12 mai, le colonel Buis demanda à l'inspecteur général des SAS d'ordonner à ses officiers de « s'abstenir de toute initiative isolée destinée à provoquer l'installation des Français musulmans en métropole ». Le 16 mai, le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe ordonna au haut-commissaire Fouchet de « faire rechercher » dans l'armée et dans l'Administration « les promoteurs et les complices » de ces « rapatriements prématurés », et annonça que « les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan de rapatriement » seraient, en principe, renvoyés en Algérie « pour y rejoindre le personnel déjà regroupé ».
Le général de Gaulle confirma cette décision le 23 mai et Louis Joxe l'expliqua au Conseil des ministres le lendemain : « Les harkis veulent partir en masse. Il faut combattre une infiltration qui, sous prétexte de bienfaisance, aurait pour effet de nous faire accueillir des éléments indésirables. » Le ministre précisa sa pensée le 28 juin à l'Assemblée nationale : « Les officiers qui veulent ramener leurs hommes font preuve d'un condamnable instinct de propriétaire, exercé sur des personnes dont ils violent la liberté de choix afin de constituer en France des groupements subversifs. »
A partir du 3 juillet, le maintien de l'ordre incombait normalement à l'Exécutif provisoire. En conséquence, le 23 juin, le gouvernement avait décidé de limiter le droit d'intervention des forces françaises aux cas de légitime défense des troupes ou d'attaque caractérisée contre des Français. Deux jours plus tôt, il avait été décidé que les « Français musulmans » perdraient la nationalité française s'ils ne la revendiquaient pas explicitement contrairement à la promesse faite par Louis Joxe le 24 février. Une ordonnance du 21 juillet précisa en outre qu'ils devraient le faire en territoire français.
Le 6 juillet 1962 arriva en Algérie l'ambassadeur Jean-Marcel Jeanneney, chargé d'assurer la sécurité des ressortissants français tout en évitant de reprendre les hostilités ; il donna aux forces armées la consigne de « recueillir et [d']embarquer ». Des milliers de musulmans furent alors regroupés dans les camps militaires, puis transférés vers d'autres camps en métropole. Cependant, le commandement supérieur transmit à plusieurs reprises des instructions restrictives. Le 24 août, le général de Brébisson interdit les opérations de recherche dans les douars circonscriptions rurales et informa ses cadres qu'après un dernier transfert de 4 000 « Algériens » sic « le gouvernement français ne ser [ait] plus en mesure d'absorber en France d'autres réfugiés ».
Néanmoins, conscients de la situation des harkis, l'ambassadeur Jeanneney et le ministre Joxe multiplièrent les protestations auprès des autorités algériennes, d'août à novembre 1962, sans résultat [7]. Un rapport du 16 novembre constatait : « L'engagement de non-représailles a été ouvertement violé. » Sur le terrain, les rapports sur le moral des troupes signalaient « inquiétude et sentiment de culpabilité s'agissant du sort des harkis livrés sans défense à la vengeance d'Algériens fanatiques. Beaucoup ne comprennent pas les mesures de prudence qui leur interdisent pratiquement d'aller leur porter secours, et estiment que la présence de l'armée est inutile ». Toutefois, à partir de janvier 1963, le nombre d'exactions diminua. Le 3 juin 1963, Ahmed Ben Bella déclara : « Nous avons pardonné aux anciens harkis, leurs assassins seront arrêtés et exécutés. » Mais des milliers d'entre eux devaient encore rester détenus pendant des années.
Les tristes résultats de cette politique imprévoyante, dénoncés dès le mois de mai 1962 par la presse favorable à l'Algérie française, finirent par toucher d'autres secteurs de l'opinion. Ainsi, Pierre Vidal-Naquet et Jean Lacouture firent paraître des articles sur le sujet dans Le Monde des 12 et 13 novembre 1962. L'ancien Premier ministre Michel Debré fit savoir « dans le secret de l'État » qu'il aurait souhaité « une volonté plus efficace de transférer en métropole les soldats musulmans ayant servi sous notre drapeau ». Des divergences s'exprimèrent au gouvernement entre l'optimisme de Louis Joxe et le pessimisme de Pierre Messmer. Ce dernier se reproche aujourd'hui de n'avoir pas tenté d'obtenir une protestation solennelle du président de la République, qui était le seul maître de la politique française envers l'Algérie.
Le silence du Général
Le Général a en effet gardé un silence presque total sur cette question. D'après les témoignages et les documents, quatre raisons peuvent expliquer son attitude. D'abord, la volonté de parier sur le succès des accords d'Évian. Ensuite, la crainte de prolonger la guerre civile en laissant transférer en France des recrues potentielles de l'OAS*, et le refus de lui donner raison en reprenant les hostilités contre l'Algérie. Mais la raison la plus profonde est que de Gaulle ne considérait pas les harkis comme de vrais Français. Il l'a clairement exprimé lors du Conseil des ministres du 25 juillet 1962 : « On ne peut pas accepter de replier tous les musulmans qui viendraient à déclarer qu'ils ne s'entendront pas avec leur gouvernement ! Le terme de rapatrié ne s'applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait s'agir que de réfugiés ! Mais on ne peut les recevoir en France comme tels, que s'ils couraient des dangers. »
Déclaration terrible, dont il ne faut pas exagérer la signification : si le Général croyait depuis longtemps que les « auxiliaires indigènes » restaient avant tout des hommes de leur pays [8], on ne peut en déduire qu'il avait voulu les y faire exterminer. Il avait misé sur les accords d'Évian afin d'éviter, précisément, qu'un ou deux millions de réfugiés politiques ou économiques musulmans viennent s'ajouter au million de rapatriés. Ce qu'il avoua le 3 janvier 1963 : « Nous ne devons pas nous laisser envahir par la main-d'oeuvre algérienne, qu'elle se fasse ou non passer pour des harkis ! Si nous n'y prenions pas garde, tous les Algériens viendraient s'installer en France ! »
Si les responsabilités majeures de cette tragédie incombent à l'Algérie, la France doit assumer celle ne n'avoir su ni la prévoir ni l'empêcher. Le sang répandu a transformé un compromis honorable en une honteuse compromission, et vicié fondamentalement la coopération franco-algérienne que de Gaulle voulait « exemplaire ». Quant à l'Algérie, elle continue de souffrir de ne pas avoir délégitimé la violence et la cruauté en 1962. Mais, contrairement au jugement expéditif de Pierre Messmer « Je ne suis jamais retourné en Algérie et je n'y retournerai jamais. Ce pays sanguinaire me fait horreur », elle peut devenir un pays libre et heureux à condition de tirer les leçons de son passé tragique.
AJIR : Association Justice Information Réparation, pour les Harkis. Contact : ajirfrancecontact@gmail.com Association loi 1901 - tout don à l'association est éligible aux réductions d'impôts
lundi 28 septembre 2009, par la rédaction
L’ouvrage Les Harkis dans la colonisation et ses suites dirigé par Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron, est issu d’une série de rencontres qui ont débouché sur un important colloque, le 4 mars 2006, à l’Assemblée nationale, intitulé 1956-2006, cinquante ans, les harkis dans l’histoire de la colonisation et de ses suites. Sur l’abandon et le massacre des harkis, l’historienne Sylvie Thénault y a apporté une contribution que nous reprenons ici [*].
Tout au long d’une enquête historiographique approfondie, l’historienne aborde de nombreux aspects du problème. La grande diversité des situations locales la conduit notamment à penser préférable de parler « des massacres de harkis » plutôt que « du massacre des harkis », et à conclure à l’impossibilité d’une évaluation précise du nombre de victimes. Sans esquiver la complexité du problème, elle met en évidence les responsabilités des différents acteurs de la guerre d’Algérie.
Sylvie Thénault, chargée de recherche au Centre d’histoire sociale du XXe siècle (CHS-CNRS), est une spécialiste reconnue de la guerre d’indépendance algérienne. Elle a notamment publié Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, éd. La Découverte, 2001 – réédité en poche, collection « Sciences humaines », 2004 –, et Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, 2005. Elle a été la coordonnatrice du n° 92, oct-déc 2008, de la revue de la BDIC, Matériaux pour l’histoire de notre temps, consacré à « l’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne ».
L’abandon et les massacres de harkis
Que sait-on du « massacre des harkis », pour reprendre l’expression usuelle désignant les tueries dont des harkis et leurs familles ont été victimes en Algérie au moment de l’indépendance ? À question simple, réponse complexe : comme dans toute recherche, les résultats dépendent de la façon dont l’auteur aborde son sujet, des questions qu’il se pose, des hypothèses qu’il privilégie, susceptibles de biaiser d’emblée son travail. Mais ici s’ajoute le fait que les études sur un sujet aussi brûlant sont rarement libres de tout soubassement politique influençant leurs conclusions.
La question du « massacre des harkis » était minée dès le départ, car ces violences ont été dénoncées, dans un premier temps, au printemps 1962, essentiellement par des journaux dénonçant l’abandon de l’Algérie française et soutenant l’OAS. Ils y trouvaient de quoi alimenter leur propagande anti-gaulliste, reposant sur le thème central de la trahison du chef de l’État, acceptant l’indépendance alors qu’il avait été porté au pouvoir pour mieux garder l’Algérie française [1]. Avec le temps, les enjeux politiques autour des massacres se sont diversifiés, mais n’en restent pas moins vifs. Épousant la tendance actuelle d’un traitement judiciaire des maux du passé, certains portent aujourd’hui la défense de la cause des harkis, victimes d’un « crime d’État » et d’un « crime contre l’humanité », devant les tribunaux [2]. D’autres parlent d’un « abandon » qu’ils qualifient de « crime d’État », mais sans chercher à entrer dans un processus judiciaire ni viser des réparations [3]. Parallèlement, des historiens appellent à la fermeture des plaies encore ouvertes, à la relecture critique de l’histoire du nationalisme algérien pour « dire enfin que la guerre est finie [4] ».
Une telle configuration complique la recherche sur les massacres, d’autant que cette question a d’abord été traitée par des auteurs directement et personnellement liés à l’histoire des harkis. Il est remarquable, dès lors, à quel point le rôle des historiens souhaitant se démarquer d’un quelconque engagement est malaisé. Ils produisent des articles ayant un caractère de mises au point ponctuelles sur l’étendue des massacres, le bilan, les responsabilités..., et apparaissent comme des redresseurs de torts corrigeant les excès d’études qui expriment, elles, un point de vue partisan, même lorsqu’elles s’appuient sur des sources écrites et orales soigneusement référencées.
Les travaux publiés reposent en effet sur un éventail de sources assez large, au premier rang desquelles les témoignages d’anciens supplétifs, de leurs familles ou de leurs supérieurs français. Ces récits sont complétés par des archives conservées dans les centres publics, dont deux principaux : le Service historique de l’armée de terre (SHAT), qui conserve des documents du FLN ou de l’ALN et des archives privées comme celles de Pierre Messmer ; le ministère des Affaires étrangères, où se trouvent, notamment, les papiers du Comité des Affaires algériennes. Nombreuses, ces sources restent soumises aux critères d’accès réglementant les archives, et leur consultation dépend de l’obtention – ou du refus... – des dérogations. Par ailleurs, le document phare, le plus souvent cité, est un rapport couvrant la période de mars à novembre 1962, établi par M. Robert, sous-préfet d’Akbou, dans le département de Sétif. Il est reproduit dans plusieurs ouvrages, mais son original reste difficile à localiser [5].
Quelles que soient toutes ces difficultés, cependant, les livres et articles publiés permettent de dresser un bilan des connaissances suffisamment complet pour interroger l’expression de « massacre des harkis », au singulier, tant c’est la diversité des situations locales qui est frappante ; un bilan qui invite également à repenser les présupposés sous-tendant les recherches, pour mieux les en dégager et espérer les faire progresser, à l’avenir.
Quand ? Où ? Comment ? « Des » massacres plutôt qu’« un » massacre
La pluralité des massacres tient d’abord à des différences chronologiques. Les premiers, en effet, ont commencé dès le printemps 1962. Mais ce ne fut pas le cas partout.
Ainsi, le rapport du sous-préfet d’Akbou, couvrant la période de mars à novembre 1962, distingue quatre étapes : du 19 mars au 27 juillet, alors que les effectifs de l’ALN s’accroissaient par afflux de « marsiens », ces combattants de la dernière heure venus à elle durant le mois du cessez-le-feu, les harkis étaient rentrés sans problème dans leurs villages, et il était possible d’envisager que leur vie ne soit pas menacée. Puis, soudainement, les violences ont commencé en juillet, sans cause évidente, et ont continué jusqu’à la mi-septembre : environ 50 supplétifs sont tués par l’ALN dans des villages éloignés d’Akbou ; 750 personnes, anciens supplétifs et civils accusés de collaboration, sont arrêtées et regroupées dans des centres d’interrogatoire où règnent tortures et exécutions sommaires.
Le sous-préfet ne relève pas, à cette période, de massacre de femmes et d’enfants, mais note la participation des populations locales. Le calme serait revenu du 15 septembre au 15 octobre, avant une reprise suivant des modalités totalement différentes : l’Armée nationale populaire (ANP) issue de l’ALN étant entrée dans l’arrondissement, les violences sont commises, cette fois, sans implication populaire ; des protestations, même, fusent, car de nombreuses familles comptent à la fois parmi leurs membres un harki et un ancien combattant de l’ALN. Une nouvelle vague d’arrestations frappe alors ceux qui ont été détenus en septembre et relâchés. Des exécutions individuelles ont lieu, de jour comme de nuit, parfois sur place au moment de l’arrestation. Les premiers massacres prenant pour cible, aussi, des familles entières, touchent des villages, ceux qui avaient été parmi les premiers à se rallier à la France pendant la guerre. Jusque-là, toutes les victimes de ces tueries avaient pu y résider sans être inquiétées. Au total, plus de 2 000 personnes s’échappent et partent pour la France. Elles ont été prévenues de leur arrestation prochaine, puis, cachées par la population avant de pouvoir prendre la fuite.
Cette périodisation, émanant notamment du rapport du sous-préfet d’Akbou, est confortée par les travaux de Charles-Robert Ageron [6], et généralement retenue par les historiens : débutant au printemps, avec le cessez-le-feu, les violences se seraient accrues en juillet, avec l’indépendance, avant de refluer puis de reprendre en septembre et octobre, au moment où s’installe réellement un pouvoir algérien. Elles auraient ainsi scandé les différentes étapes de l’accession de l’Algérie à sa pleine souveraineté, chacune d’entre elles étant marquée par l’élimination de ceux qui étaient accusés de s’être trouvés de l’autre côté, d’avoir eu un engagement contraire à la cause de l’indépendance.
Il est patent, par ailleurs, que les disparités géographiques ont été très fortes, sans qu’il soit possible d’en dresser un bilan fiable. Charles-Robert Ageron retient ainsi les wilayas 1, 3 et 6 comme étant les plus touchées, soit, essentiellement, l’est et le sud-est du pays [7]. Le raisonnement à l’échelle de la wilaya, cependant, ne suffit pas. Il faut aller encore plus près du terrain pour avoir une idée correcte de ces disparités car, explique Mohammed Harbi, l’origine rurale des harkis inscrit leur enrôlement, leurs actions et leur sort au-delà de l’indépendance dans le contexte très local des relations entre communautés villageoises [8] ; une approche féconde, qui est confirmée par les travaux de Giulia Fabbiano [9].
Ainsi, les engagements lors de la guerre comme les massacres de 1962 s’expliqueraient aussi par la configuration locale des relations sociales et les rivalités anciennes, héritées d’une histoire de très longue durée et très ancrée à cette échelle restreinte. Mais la répartition géographique des violences pose un autre problème : les auteurs la décrivent sans l’analyser. Or, trois cas de figure peuvent être, théoriquement, envisagés.
Premièrement, les zones de massacres correspondent-elles à des zones où les harkis ont été particulièrement actifs, voire particulièrement violents ? En effet, si leur enrôlement n’est guère synonyme, dans tous les cas, d’un engagement volontaire au service de la cause de l’Algérie française, leur participation aux combats et à la répression du nationalisme, y compris dans ses dimensions les plus cruelles, est réelle. Dans ce cas, les massacres, sévices et atrocités commises à leur encontre prendraient essentiellement le caractère de représailles et de vengeances, une fois la victoire acquise.
Les massacres, cependant, ont pu aussi avoir lieu dans des zones où l’ALN a toujours été en difficulté, des zones où les ralliements à la France étaient importants. Dans ce cas, ils prendraient la signification d’une forme de conquête violente, par l’ALN/ANP, d’un terrain qui lui avait jusque-là échappé. Un parallèle pourrait être fait avec les violences exercées durant la guerre sur des populations acquises aux messalistes, tel, en juin 1957, le massacre dit « de Melouza » qui a pu ainsi être interprété comme une façon de prendre possession de cet espace, d’en chasser, d’en éradiquer les concurrents. Ici, contre les harkis au moment de l’indépendance, il s’agirait de soumettre — voire punir — un territoire et des populations, de leur imposer une légitimité.
Enfin, au contraire, les massacres ont-ils été commis dans des zones que l’ALN contrôlait particulièrement bien et où, du fait de sa suprématie, elle a pu mettre en oeuvre, sciemment, une action volontaire, consciente, maîtrisée, de violences sur les harkis ?
Ces trois hypothèses ne sont pas contradictoires, elles peuvent correspondre à des situations ayant toutes existé, suivant les secteurs géographiques considérés. La répartition des violences n’est donc pas une simple question de cartographie. Mise en corrélation avec les secteurs de déploiement des harkas ou avec ceux de la présence de l’ALN, une telle répartition porte en elle diverses interprétations des massacres ; et, avec celles-ci, des analyses différentes des responsabilités à invoquer.
Ces dernières, néanmoins, dépendent aussi, très largement, des modalités des massacres commis, qui peuvent avoir été plus ou moins à l’initiative de populations ou organisés par les autorités locales, et en particulier par l’ALN puis la toute nouvelle ANP. Le rapport du sous-préfet d’Akbou relate ainsi des manifestations populaires spontanées, conduisant à des humiliations, supplices et lynchages, rappelant les violences qui ont déferlé sur les femmes tondues en France, à la Libération — par leur déroulement et leurs acteurs, et non par le degré de violence exercé —, et confirment l’interprétation des atrocités comme des représailles et vengeances. Mais le sous-préfet relate aussi des manifestations encadrées par l’ALN. Puis, à l’automne, il évoque des violences imputables à l’armée algérienne, qui procède à des arrestations suivies d’interrogatoires, de tortures, d’exécutions sommaires et organise des massacres avec rafles d’hommes et de leurs familles, exécutés collectivement. Des massacres, donc, dont les processus et modalités restent à établir, l’ampleur reste à mesurer et les responsabilités à déterminer.
Un bilan difficile – impossible ? – à évaluer
C’est sur la base du rapport du sous-préfet d’Akbou que des calculs ont conduit à une estimation, souvent répétée, de 150 000 morts. Le sous-préfet compte en effet 750 morts dans son arrondissement, mais, en estimant qu’il pourrait y en avoir beaucoup plus ailleurs, retient comme probable un nombre de victimes allant de 1 000 à 1 500, voire 2 000 morts par arrondissement administratif. L’Algérie en comptant 72, les multiplications restent à faire et donnent trois résultats possibles : 72 000 morts, au minimum ; plus de 100 000 en retenant la moyenne de 1 500 personnes tuées par arrondissement ; ou enfin 144 000, arrondis à 150 000, en retenant l’hypothèse la plus haute. Mais que vaut une telle opération ?
Elle est en effet bien hasardeuse : comment préjuger de la situation dans tous les arrondissements ? Sur quelles données une moyenne peut-elle être calculée ? Par ailleurs, ce qui est habituellement appelé le « massacre des harkis » n’a pas concerné uniquement cette catégorie de supplétifs qu’étaient les harkis. Tous ceux qui, à un titre ou à un autre, pour une raison ou pour une autre, pouvaient être considérés comme des collaborateurs de l’armée, des forces de l’ordre ou des autorités françaises, ont pu en être victimes, ainsi que leur famille. Cette précision est bien d’un élément central dans la réflexion sur l’analyse des responsabilités : ceux qui pensent que les autorités françaises auraient pu protéger les harkis ne peuvent tenir le même raisonnement pour toutes les victimes des massacres. Comment prévoir à l’avance qui serait visé ?
En définitive, le bilan de 150 000 morts repose sur trop d’approximations pour être fiable. Il est pourtant souvent cité, pour diverses raisons : d’abord, de façon très classique en histoire, chaque fois qu’il faut signifier l’horreur des atrocités infligées aux victimes d’un massacre, le total le plus élevé possible est mis en avant. Le retenir permettrait aussi de parler de « génocide » des supplétifs, tant il est proche du total des harkis, moghaznis, GMS et GAD au moment du cessez-le-feu, estimé par Mohand Hamoumou à 165 000 [10].
Enfin, ce bilan de 150 000 morts a été étayé par un autre calcul, finalement faux, mais qui a circulé : il s’agirait de soustraire au total des Algériens qui auraient été armés par la France, estimé à 210 000, le total de ceux qui se sont réfugiés dans l’Hexagone et qui seraient 60 000 : soit 210 000 - 60 000 = 150 000. Cette soustraction n’a cependant aucun sens.
Certes, François-Xavier Hautreux estime bien que le total des hommes ayant servi dans l’ensemble des unités supplétives pendant toute la guerre tourne autour de 200 000 à 250 000 [11]. Mais le nombre des Algériens à qui il pouvait être reproché, au moment de l’indépendance, d’avoir collaboré peu ou prou, dans les années 1954 à 1962, avec l’administration ou l’armée française est, bien évidemment, beaucoup plus élevé. Par ailleurs, les 60 000 personnes qui se seraient réfugiées en France comprennent un grand nombre de femmes et d’enfants. En outre, signale l’historien Guy Pervillé, qui cite ce calcul en 1983, cela supposerait que tous les supplétifs restés en Algérie ont été massacrés [12]. Or, il apparaît au contraire qu’un certain nombre ont été emprisonnés en Algérie, comme a pu le constater après 1965 Mohammed Harbi [13], que d’autres, tout en étant victimes de multiples discriminations et brimades, ainsi que leur famille, sont restés sur place, et que d’autres, enfin, n’ont pas été inquiétés.
Tout cela rend contestable la qualification de « génocide » et plus pertinente l’expression « massacres de harkis ». Dire « de » harkis plutôt que « des » harkis, en effet, signifie que tous les harkis n’ont pas été tués. Au total, l’expression « les massacres de harkis » rend mieux compte des événements, tels que les travaux de recherches actuelles permettent de les reconstituer.
Guy Pervillé conclut sur une constatation qui, pour frustrante qu’elle soit, n’en est pas moins réaliste : « Le nombre des victimes est inconnu mais l’horreur de leur sort ne lui est pas proportionnelle [14]. » La discipline historique a ses limites, malgré ses sources et ses méthodes.
Elle laisse parfois des questions, même très graves et lourdes d’enjeux, sans réponse. Que le bilan reste inconnu, néanmoins, n’empêche pas de discuter les responsabilités françaises et algériennes à l’échelon supérieur des pouvoirs et autorités en place.
Débats autour des responsabilités
Une première thèse, dénonçant leur connivence, pointe l’absence de garanties inscrites dans les accords d’Évian. Pourtant, une clause relative au cessez-le-feu indiquait : « Nul ne peut être inquiété, recherché, poursuivi, condamné ni faire l’objet de décision pénale, de sanction disciplinaire ou de discrimination quelconque en raison d’actes commis en relation avec les événements politiques survenus en Algérie avant le jour du cessez-le-feu et avant le jour du scrutin d’autodétermination. » D’après Robert Buron, l’un des signataires de ces accords, les négociateurs avaient bien à l’esprit les harkis lorsqu’ils ont discuté de cette clause [15].
Mais ces garanties n’ont pas été appliquées. Côté français, après le cessez-le-feu, face à une OAS qui cherchait à relancer la guerre, la non-intervention de l’armée française en Algérie a prévalu. Côté algérien, la guerre civile qui a opposé les partisans de l’état-major général dirigé par Houari Boumediene et son allié Ben Bella, à ceux du GPRA, a débouché sur l’arrivée au pouvoir des premiers. Or, ils ont toujours été hostiles aux accords d’Évian et les ont sciemment bafoués.
La non-intervention de l’armée française après le cessez-le-feu, strictement défendue par le général de Gaulle, est au coeur des accusations portées contre la France. Le risque, pourtant, n’était rien moins que de faire capoter le processus de sortie de guerre prévu, un processus qui avait nécessité deux ans de rencontres et d’échanges laborieux ; un processus que le général de Gaulle avait lui-même défini par le terme d’autodétermination ; un processus, enfin, dont l’échec aurait relancé la guerre sans perspective de règlement à court ou moyen terme.
Par ailleurs, le pouvoir français considérait que la place des supplétifs était en Algérie et les incitait à y rester. Pour cette raison, ils ont été désarmés, trois propositions leur étant faites : s’engager dans l’armée française, y servir comme civils contractuels pour six mois, ou retourner à la vie civile moyennant le versement d’une prime. Pour cette raison, aussi, un transfert massif en France n’a pas été envisagé. Le télégramme de Louis Joxe, en mai 1962, les retarde et ne les autorise qu’au compte-gouttes. Puis, après l’indépendance, et plus encore après l’arrivée du général de Brébisson comme commandant supérieur des armées à la fin du mois de juillet 1962, les consignes étaient de limiter l’accueil dans les camps de l’armée française [16].
Suivant les points de vue, la décision de se défaire des supplétifs et de ne pas organiser leur passage dans l’Hexagone relève du froid cynisme d’une realpolitik consistant à considérer qu’il fallait sacrifier les harkis pour faire la paix, ou, dans une version moins accusatrice, d’un manque d’anticipation des massacres. Ainsi, pour l’historienne Chantal Morelle, les réactions des Algériens, du FLN et de l’ALN, n’étant pas prévisibles, le tort des autorités françaises est surtout d’avoir péché par excès d’optimisme [17].
Attestant, dans le même sens, de la difficulté à prédire avec certitude ce qui allait arriver, 80 % des supplétifs ont choisi le retour à la vie civile parmi les trois possibilités qui leur étaient offertes. Ne se sentaient-ils pas menacés ? Se sentaient-ils protégés par les désertions ou le double jeu de nombre d’entre eux, surtout à l’approche de la fin de la guerre ? Ils ne se sentaient pas, en tout cas, d’indéfectibles collaborateurs de la cause de l’Algérie française, promis aux représailles des leurs. En outre, les signaux envoyés par la population, tantôt agressive, menaçant et insultant les harkis à leur passage, tantôt bienveillante, lorsqu’elle leur permettait de retrouver leur place au village, brouillaient les projections dans l’avenir. Et ce n’était pas le discours tenu par les nationalistes qui pouvait les orienter : pourquoi y aurait-il eu, au FLN, une ligne claire définissant le sort à réserver aux harkis, alors qu’il n’y en avait pas sur quantité d’autres sujets tout aussi capitaux ?
Quel est alors le niveau des responsabilités algériennes, à l’échelon supérieur, dans ces massacres ? L’ordre de supprimer les supplétifs a-t-il été donné par la direction du mouvement nationaliste ? Maurice Faivre s’appuie ainsi sur un texte reconstitué de mémoire par un lieutenant français pour plaider l’existence d’un ordre central [18]. Ce texte aurait été saisi en wilaya 1 mais aucune trace n’a pu en être retrouvée, en dehors du témoignage de ce militaire. Difficile, dès lors, de soutenir la thèse d’un massacre ordonné par le centre pour être exécuté par la base, surtout que les chefs de l’ALN, avant l’indépendance et pendant la guerre civile de l’été 62, rencontraient maintes difficultés pour se faire obéir. À l’encontre de sa thèse, Maurice Faivre explique lui-même qu’en wilaya 5, par exemple, alors que le commandement de la wilaya ordonnait aux autorités de la nahia 3 de surseoir aux arrestations de goumiers et de harkis, les responsables de la nahia répondaient qu’il s’agissait de « grands criminels [19] ».
La duplicité reprochée au camp nationaliste, en raison de la circulation d’ordres contradictoires, apparaît donc comme le résultat d’un lourd déficit de contrôle de l’ALN, et plus encore du GPRA, sur la population. C’est que, depuis les grandes opérations du plan Challe, celle-ci était désorganisée et réduite. Elle était aussi coupée, par les barrages édifiés aux frontières, de la direction centrale installée hors du pays. Enfin, elle avait été rejointe, par les « marsiens », ces résistants de la dernière heure qui pensaient donner, par l’exécution de « collaborateurs » et de « traîtres », des gages de leur bonne foi. À ce terrain peu propice au respect d’une hiérarchie et de ses ordres, s’ajoute, de toutes les façons, une direction centrale laminée par ses tensions internes, où la montée en puissance de l’état-major général ruinait l’autorité du GPRA.
Ainsi, le débat sur les responsabilités s’organise autour de quatre questions : Était-il possible, pour les autorités françaises, de prévoir les massacres ? Leur était-il possible d’agir pour les éviter ? Que souhaitaient les dirigeants algériens pour les anciens supplétifs de l’armée française ? Quel contrôle exerçaient-ils sur l’ALN puis sur l’ANP ? Les historiens ont fourni quantité d’éléments de réponse. Mais la controverse n’est pas close, tant les plaies sont encore à vif. Le débat appartient à tous et à chacun. Il pourrait, cependant, avancer en se démarquant de présupposés qui sous-tendent l’approche de cette question des massacres de harkis.
Une question à repenser
Les massacres sont conçus comme un point d’entrée dans l’histoire des harkis, celle-ci étant déroulée de manière rétrospective à partir de ce point final. Dans l’historiographie actuelle de la guerre d’Algérie, deux versions de cette histoire aboutissent ainsi à un bilan des responsabilités divergent : chacune des deux écoles revient en effet à sa manière sur l’engagement des supplétifs, sur leur loyalisme, leurs mérites et leur importance numérique, pour conclure, au final, à une attitude plus ou moins coupable des autorités françaises et algériennes.
En résumant à grands traits, d’un côté, Mohand Hamoumou retient une définition extensive de la catégorie des « harkis », en y intégrant, par exemple, les anciens combattants et les fonctionnaires, ce qui a pour effet d’enfler les effectifs considérés : ce sont deux millions d’Algériens que la France aurait dû protéger. Reconnaissant par ailleurs l’absence de motivation politique des supplétifs et plaidant leur efficacité sur le terrain, il en tient pour d’autant plus grandes les responsabilités des autorités françaises, coupables d’avoir enrôlé ces hommes et d’en avoir tiré profit avant de les abandonner.
À ses yeux, enfin, le fait que la menace des massacres ait été mal perçue témoigne de la duplicité des autorités algériennes, qui ont trompé les harkis sur ce qui les attendait [20].
À l’opposé, Charles-Robert Ageron donne une définition rigoureuse des supplétifs, séparant ceux-ci, et en premier lieu les harkis, des autres catégories d’Algériens visés par des violences à l’indépendance. Il est vrai que, si les responsabilités de la France sont engagées envers des hommes que son armée a recrutés et dont elle valorisait publiquement l’engagement, il n’en est pas exactement de même pour des élus ou des fonctionnaires. Par ailleurs, Charles-Robert Ageron développe longuement les doutes du commandement français sur la fiabilité de ces troupes, pointant leur absence de motivation politique, leur efficacité toute relative et le double-jeu pratiqué par certains de leurs membres, notamment à l’approche de la fin de la guerre. Or, avec de telles suspicions sur leur fidélité, leur engagement réel au côté de la France perdait de sa force à leurs yeux et l’évaluation des risques pesant sur eux était minimisée ; d’où des responsabilités françaises ramenées, non à un abandon délibéré, mais à une mauvaise évaluation des risques [21].
Le bilan des connaissances aujourd’hui disponibles, établi ci-dessus, permet de départager ces deux schémas. Mais il est aussi possible de s’en défaire en reconsidérant trois questions. Il semblerait pertinent, d’abord, de rompre avec l’idée d’un « engagement » délibéré des harkis, qui aurait reposé sur une « motivation » et un « loyalisme » de leur part. Parler de leur « enrôlement », terme utilisé par Tom Charbit, serait plus juste [22]. Car, au moment de l’intégration dans une harka, la question des motivations de l’Algérien, celle de son loyalisme et même de son efficacité au plan militaire n’ont aucune importance. Pour les pouvoirs publics français, la présence d’Algériens dans les forces de l’ordre, seule, compte : elle suffit à contester l’existence d’un sentiment national et l’adhésion majoritaire des Algériens à la cause indépendantiste. Que ces Algériens soient présentés comme sincèrement partisans de l’Algérie française — et, par conséquent, motivés, loyaux et efficaces — ne prend de sens qu’en fonction de ce qui leur est arrivé par la suite et plus ils l’étaient, plus l’attitude des autorités françaises est coupable et inversement. Ainsi, pour l’historien, poser d’abord la question de la motivation, du loyalisme et de l’efficacité revient à construire un questionnement à rebours, à partir de la fin de l’histoire. Il est plus pertinent d’envisager au départ l’hypothèse que l’enrôlement des harkis a suivi des modalités tenant à des trajectoires personnelles combinant de multiples facteurs.
Peut-être faudrait-il aussi oser poser la question d’une possible réintégration de certains supplétifs dans la société algérienne, sans représailles ultérieures. Outre que 80 % des harkis sont revenus à la vie civile, le fait que les violences n’ont pas commencé tout de suite rend crédible cette hypothèse. Il ne serait guère facile, aujourd’hui, de partir à la recherche de tels témoins, mais, au moins, le chercheur s’attelant à une étude sur les massacres de harkis doit pouvoir intégrer une telle hypothèse à la construction de son projet de recherche. Il faut questionner l’alternative qui se limiterait à penser le sort des anciens harkis dans les termes suivants : massacrés en Algérie ou bien sauvés en France.
Enfin, la signification de ce qu’est un harki pourrait, en soi, être interrogée. Une vision à rebours incite en effet à considérer qu’un harki n’est que cela et rien d’autre : un Algérien engagé dans les forces françaises pendant la guerre d’Algérie, menacé et tué, ou bien sauvé au moment de l’indépendance. Une telle perception s’est construite avec le temps, a posteriori. Elle est devenue une identité, suffisant à définir un homme et même ses descendants. Mais, pendant la guerre elle-même, un harki a pu l’être temporairement et cet enrôlement a pu constituer, seulement, un moment dans sa vie, surtout qu’aucun contrat ni statut n’a existé pendant longtemps. L’étude des trajectoires personnelles, montrant des passages d’un camp à l’autre, dans les deux sens, mériterait d’être poursuivie : elle montrerait l’importance des cas de harkis « désertant » vers l’ALN — mais le mot déserter convient-il pour des civils liés en principe à l’armée par des contrats journaliers ?— ou de combattants de l’ALN ralliés à l’armée française, pour des raisons multiples. En tout cas, la recherche — et avec elle le débat public — gagnerait à se débarrasser de cette conception réductrice de ce qu’est un « harki » enfermant ces hommes dans une catégorie définie de manière simpliste et univoque, pour mieux prendre en compte la réalité de la complexité des parcours individuels.
[*] Ce texte est repris avec l’accord de Sylvie Thénault que nous remercions.
[1] Charles-Robert Ageron, « Le "drame des harkis", mémoire ou histoire », in Vingtième siècle, revue d’histoire, n° 68, octobre-décembre 2000, pp. 3-15.
[2] Boussad Azni, Harkis, crimes d’État, généalogie d’un abandon, Paris, Ramsay, 2002.
[3] C’est par exemple la position de Michel Tubiana, de la Ligue des droits de l’Homme. Cf. Michel Tubiana, « Harkis : un crime d’État », in Libération, 19 septembre 2001.
[4] Mohammed Harbi, « Dire enfin que la guerre est finie » in Le Monde, 4 mars 2003.
[5] D’après François-Xavier Hautreux, doctorant, à la recherche de ce document pour sa thèse.
[6] Charles-Robert Ageron, art. cit.
[7] Charles-Robert Ageron, art. cit.
[8] Mohammed Harbi, « Dire enfin que la guerre est finie » in Le Monde, 4 mars 2003.
[9] Voir dans ce livre le texte de Giulia Fabbiano « Des Beni-Boudouanes à Mas Thibert. Les harkis du Bachaga Boualam ».
[10] Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, Paris, Fayard 2001 (1re édition en 1993).
[11] Voir dans ce livre le texte de François-Xavier Hautreux « Les supplétifs pendant la guerre d’Algérie ».
[12] Guy Pervillé, « Combien de morts pendantla guerre d’Algérie », L’Histoire n°53, février 1983, pp. 89 -92.
[13] Voir p. 93, le texte de Mohammed Harbi « La comparaison avec la collaboration en France n’est pas pertinente », où celui-cl relate avoir partagé la détention de nombreux harkis au pénitencier de Lambèze après 1965.
[14] Guy Pervillé, art. cit.
[15] Abd-El-Aziz Méliani, La France honteuse. Le drame des harkis, Paris, Perrin, 1993.
[16] Charles-Robert Ageron, art. cit. ; Chantal Morelle, Les pouvoirs publics et le rapatriement des harkis en 1961-1962 » in Vingtième Siècle, revue d’histoire, n° 83, juillet-septembre 2004, pp. 109-119.
[17] Chantal Morelle, art. cit.
[18] Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie. Des soldats sacrifiés, Paris, L’Harmattan, 1995, et Un village de harkis. Des Babors au pays drouais, Paris, L’Harmattan, 1994.
[19] Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d’Algérie. Des soldats sacrifiés, op. cit.
[20] Mohand Hamoumou, op. cit.
[21] Charles-Robert Ageron, « Les supplétifs algériens dans l’armée française pendant la guerre d’Algérie », in Vingtième siècle, revue d’histoire, n°48, octobre-décembre 1995, pp. 3-20 ; « Le "drame des harkis", mémoire ou histoire », art. cit.
[22] Tom Charbit, Les harkis, Paris, La Découverte, coll. Repères », 2005.